TEXTE DE L'ALLOCUTION PRONONCÉE
À L'OCCASION DE LA RENTRÉE SCOLAIRE
PAR
M. YVES ARCHAMBAULT, DIRECTEUR GÉNÉRAL,
DEVANT LE PERSONNEL DE DIRECTION DES ÉCOLES ET DES CENTRES
ET LES GESTIONNAIRES DU SECTEUR FRANÇAIS
LE 20 AOÛT 1996
L'ÉCOLE NOUVELLE
Monsieur le Président,
Mesdames et messieurs les commissaires,
Chers collègues,
Plusieurs personnes seront heureuses d'apprendre que je n'ai pas l'intention de vous proposer un nouveau plan d'action pour la présente année scolaire. Comme M. le président vient de l'annoncer, l'amélioration de la qualité des apprentissages et l'augmentation de la persévérance scolaire demeurent au centre de nos préoccupations. Pour l'année qui débute, vous êtes invités par le conseil des commissaires à intégrer à votre planification annuelle le plan d'action institutionnel pour contrer l'abandon et favoriser la persévérance scolaire. Ce plan comporte six axes d'intervention. Je les rappelle :
Mon intention, ce matin, est de commenter et d'enrichir les pistes d'action qui vous sont proposées dans le cadre de ce plan d'action. Faire plus de la même chose ne suffit plus. Le phénomène du décrochage scolaire en est un indicateur certain. Non seulement y a t-il lieu de réexaminer nos interventions professionnelles, mais le moment est venu d'aller plus loin et de revoir les fondements mêmes du système éducatif. Il ne faut pas se le cacher, l'école d'aujourd'hui ressemble à peu de choses près à celle que nous-mêmes avons fréquentée, voire à celle que nos grands-parents ont fréquentée. Certes, les méthodes pédagogiques se sont raffinées. On a consacré beaucoup d'efforts à l'amélioration du matériel pédagogique. Toutefois, les éléments structurels ont été peu touchés. Se pourrait-il que le service que nous offrons soit déphasé, qu'il ne corresponde plus à la réalité dans laquelle baignent nos jeunes?
Vous m'avez entendu dire maintes fois que le système d'éducation actuel est dépassé puisqu'il est conçu à l'image de la société industrielle, alors que nous évoluons de plus en plus dans un environnement dit " postindustriel ". Voilà le sujet que je désire développer, aujourd'hui. Dans un premier temps, je mettrai en relief quelques caractéristiques majeures de la société de type industriel. Dans un deuxième temps, je dégagerai des éléments propres à la société postindustrielle, tout en vous invitant à aborder d'un oeil neuf l'application du plan d'action pour contrer l'abandon et favoriser la persévérance scolaire. Quelques grands thèmes traités dans ce plan seront repris pour démontrer comment ils s'accordent avec les perspectives nouvelles qui s'ouvrent devant nous. Je terminerai en énonçant nos priorités de travail pour l'année scolaire 1996-1997.
UN PEU D'HISTOIRE
Permettez-moi, tout d'abord, de faire un peu d'histoire. Il y a deux cents ans, à l'aube du 19e siècle, une ère nouvelle s'amorçait, détruisant la société ancienne et créant une société entièrement nouvelle. Je parle de la révolution industrielle et du changement fondamental qui s'ensuivit. Ce changement a bouleversé toutes les institutions et changé le mode de vie de millions de personnes.
Afin de nous permettre de mieux saisir ce qui nous attend, retournons dans le passé et examinons plus précisément les événements qui ont eu cours en Amérique. L'arrivée des immigrants européens sur cette terre nouvelle eut lieu au moment où s'amorçait la révolution industrielle. Ainsi, à cette époque, il y avait, d'une part, les colons qui, défrichant les terres une à une, ont fini par occuper de vastes espaces, allant jusqu'au Pacifique et, d'autre part, les industriels de la Nouvelle-Angleterre qui implantaient villes et usines à un rythme de plus en plus rapide. Ces derniers finirent par entrer en conflit avec les intérêts agricoles qui dominaient le reste du continent. On pourrait même dire que la Guerre de Sécession fut celle des fermiers et des industriels s'opposant les uns aux autres. Lorsque les armées du Nord l'eurent emportée, les dés étaient jetés. L'industrialisation était désormais une chose acquise.
Le bond en avant s'est réalisé sous l'impulsion d'une percée gigantesque au plan de la technologie. Mais la société industrielle fit beaucoup plus qu'améliorer l'outil. Elle transforma complètement le mode de production, rassemblant les machines en un système intégré sous un toit unique (je fais allusion ici à la chaîne de montage). De ces centres industriels se sont mis à sortir à profusion d'innombrables produits identiques. La nouvelle technologie ouvrait la voie à la production de masse. Souvenons-nous que, dans les sociétés rurales, les biens étaient fabriqués selon la méthode artisanale, un par un, sur mesure. Par ailleurs, patrons et gestionnaires se sont rendus compte que pour maximiser leur nouveau moyen de production, il leur fallait trouver une forme d'organisation adaptée à la technologie de la machine. Les principes mis de l'avant furent la division du travail, l'instauration d'une structure hiérarchisée et l'automatisation des gestes.
La révolution industrielle exigeait également une nouvelle organisation sociale. Afin de libérer de la main-d'oeuvre pour l'usine, l'éducation des enfants est confiée à l'école. De plus, des établissements spécialisés et des maisons de retraite prennent désormais en charge les personnes âgées et les handicapés. La famille nucléaire que nous connaissons aujourd'hui, composée du père, de la mère et de quelques enfants, devient la norme dans cette société.
Enfin, c'est l'ère de la démocratisation de l'enseignement et de la grande consommation. On dit que les premiers propriétaires d'usines constatèrent qu'il était presque impossible de transformer des personnes habituées aux métiers ruraux et artisanaux en une main d'oeuvre efficace. Si l'on parvenait à conditionner les gens dès leur jeunesse au système industriel, on réduirait considérablement les problèmes, notamment de discipline, qui se posent plus tard au moment de la vie adulte. D'où une institution commune à toutes les sociétés industrielles, celle de l'école publique. Conçue selon le modèle de l'usine, l'école enseigne aux jeunes à lire, à écrire et à compter, tout en exigeant la ponctualité, l'obéissance et l'acceptation d'une tâche routinière. On retrouve ici les qualités essentielles du bon ouvrier à qui on demande d'adopter un comportement entièrement conforme à ce qui est attendu en échange d'un salaire.
LE SCHÉMA ORGANISATEUR
Dans son livre intitulé La Troisième Vague , Alvin Toffler dégage six principes sur lesquels repose la civilisation industrielle. Le premier principe, le plus connu, est celui de la standardisation. Je l'ai mentionné précédemment, les sociétés industrielles ont pour caractéristique de fabriquer des millions de produits identiques. Mais on ne se contente pas de standardiser les produits, on applique le principe au processus même de la production. L'un des grands " standardisateurs " de cette société fut Frédéric Winslow Taylor. Taylor était convaincu qu'une analyse scientifique du travail allait permettre de déterminer la façon la plus efficace d'effectuer une tâche. Une telle approche laisse entendre qu'il y a une façon standard (c'est-à-dire optimale) d'effectuer une opération, un outil standard pour l'exécuter et une durée standard pour l'accomplir.
Notre système d'éducation reflète, dans ses structures mêmes, la société industrielle. N'a-t-on pas élaboré des programmes standardisés pour préparer les jeunes à entrer sur le marché du travail? Il n'en a pas toujours été ainsi. Dans les sociétés agraires, il revenait au père de montrer à son fils les moyens pratiques pour survivre. Bien entendu, le bagage culturel légué par le père avait un caractère plutôt aléatoire. Dans la foulée du mouvement taylorien, non seulement les programmes sont standardisés, mais également les méthodes d'enseignement, voire les manuels. Pareillement, les critères de notation des élèves, les bulletins, ainsi que les modalités de délivrance du diplôme, sont standardisés. De cette manière, on a l'assurance que les élèves possèdent les connaissances requises pour passer à l'ordre d'enseignement suivant ou débuter dans un emploi.
Un deuxième grand principe qui structure les sociétés industrielles est celui de la spécialisation. L'industrialisation a éliminé le paysan, homme à tout faire, au profit de l'ouvrier spécialisé chargé d'une opération ou d'un nombre réduit d'opérations. Le système d'éducation a suivi le mouvement en recourant à des spécialistes pour assurer l'enseignement.. Auparavant, le savoir se transmettait non pas par la bouche de spécialistes rassemblés dans des écoles mais par la famille et les institutions religieuses. Le régime d'apprentissage était un acquis.
La spécialisation s'est accompagnée d'un corporatisme croissant. Partout où un groupe de spécialistes est parvenu à s'approprier le monopole d'un savoir, des corps de métiers fermés se sont constitués. Le système d'éducation ne fait pas exception. Je dirais même que, s'il y a un lieu où des spécialistes sont présents, c'est bien à l'école. On n'a qu'à tourner les pages des conventions collectives des professionnels enseignants et non enseignants pour s'en rendre compte. De plus, la spécialisation a eu pour effet de créer un hiatus entre le spécialiste, détenteur du savoir et le client, le premier étant le producteur et le second, le consommateur. Il n'est pas étonnant que, dans un tel contexte, l'éducation soit devenue ce produit fabriqué par le maître et consommé par l'élève.
Le troisième principe est celui de la synchronisation. Si les sociétés agraires se synchronisaient au rythme souple des saisons et des mécanismes biologiques, les sociétés industrielles, en revanche, se sont pliées à la cadence des machines. Les tâches ont été chronométrées et découpées en phases qui ont été mesurées en fractions de seconde. Les travailleurs ont été mis au pas pour satisfaire aux exigences de la machine. Ne retrouve-t-on pas ici à la fois notre insistance à découper les programmes d'études par niveau et par degré et notre exigence de voir les élèves parcourir les étapes dans les délais prévus?
À l'instar du neuf à cinq, la période de septembre à juin est devenue le cadre temporel de milliers d'élèves. Jour après jour, tant de minutes par période, tant de périodes par jour, tant de jours par semestre, tant de semestres par année, les élèves sont forcés de maîtriser les apprentissages prévus pour l'année en cours. Ceux qui échouent, redoublent. Une telle vision mécaniste de l'apprentissage, caractérisée par une structuration uniforme du temps, ne favorise guère une adaptation de l'organisation des activités éducatives aux enfants qui prennent plus de temps que d'autres pour réussir les apprentissages souhaités. Nous devons en prendre conscience, c'est bel et bien notre système qui crée le phénomène du redoublement.
Le quatrième principe est celui de la concentration. L'industrialisation a vidé les campagnes et regroupé les gens dans des complexes urbains. Elle a concentré également les lieux de travail. Autrefois, tout était lieu de travail, la maison, le village, les champs. Dans la société industrielle, une grande partie du travail est maintenant effectuée dans l'usine où des centaines de travailleurs sont rassemblés sous un même toit. Exactement comme les ouvriers, les enfants ont été réunis dans les écoles; la classe devient le seul lieu reconnu pour la formation et l'apprentissage.
Le cinquième principe est celui de la maximalisation. Ce principe a affecté les industries en donnant naissance à la corporation géante. On peut noter que cette fixation sur la taille se reflète dans la manière dont nous avons construit nos écoles. Pensons à nos immenses polyvalentes où s'engouffrent des milliers d'enfants à la fois.
Enfin, le sixième et dernier principe est celui de la centralisation. On observe, dans les grandes entreprises, la constitution de deux groupes d'acteurs, les dirigeants et les exécutants, les premiers contrôlant presque entièrement l'activité des autres. Le principe de la centralisation requiert que les informations soient transmises le long d'une chaîne de commandement menant au responsable qui prend les décisions et dont les ordres repartent ensuite en sens inverse. On trouve ici l'organisation bureaucratique que nous connaissons si bien. Toute la hiérarchie administrative de notre système, telle qu'elle existe aujourd'hui, s'est développée selon ce modèle.
LES NOUVELLES RÉALITÉS
La nouvelle société, dite " postindustrielle ", qui se profile à l'horizon, présente des caractéristiques fort différentes de celles qui viennent d'être énoncées. Au plan économique, on produit plus vite, mieux et à meilleur coût grâce à l'avancement technologique. L'offre est supérieure à la demande; le consommateur est roi, il exige nouveauté et qualité. Il semblerait que les jeunes qui fréquentent nos établissements ont ces exigences, puisque l'idée d'offrir à chaque élève un contexte d'apprentissage qui l'intéresse et le motive s'est retrouvée, sous une forme ou sous une autre, dans nombre de rapports soumis lors de la consultation sur les moyens de contrer le décrochage scolaire.
La production en série (que l'on pourrait considérer comme la marque distinctive de la société industrielle) est dépassée. Les possibilités technologiques sont telles qu'on ne fabrique maintenant les objets qu'en série limitée, voire à l'unité. La fabrication sur mesure est de plus en plus la norme. En d'autres mots, la production est " démassifiée ", c'est-à-dire flexible et axée sur des produits hautement personnalisés. Tout indique que notre système éducatif devra, lui aussi, tôt ou tard, différencier, diversifier, voire individualiser son offre de service.
L'économie pousse au changement. Pour réussir, les entreprises sont placées devant la nécessité d'innover et de créer toujours davantage. Il en résulte une profonde transformation de l'organisation du travail. La multitude d'ouvriers accomplissant le même travail routinier est remplacée par de petites équipes, formées pour réaliser des projets particuliers. Contrairement à ce qui se passe dans nos écoles où la stabilité est encore la norme, les équipes de travail sont chaque fois un cas d'espèce, elles se font et se défont au gré des projets. De plus, la division traditionnelle entre ceux qui décident et ceux qui exécutent existe de moins en moins. Place est faite à l' " entreprise intelligente ", qui sait reconnaître et mettre en commun les ressources de tous ses employés.
Bien plus, grâce aux nouvelles technologies qui favorisent les communications à distance, les travailleurs quittent les usines et les bureaux pour réintégrer leur milieu de vie. Ils retrouvent la liberté d'aller et de venir à leur gré, celle de fixer eux-mêmes leur rythme de travail( bien sûr dans certaines limites). Soyons alertes. Cette nouvelle approche du travail aura des répercussions profondes sur l'institution qu'est l'école. Qui, il y a deux cents ans, aurait pu prédire que les campagnes seraient bientôt désertes et que les gens s'entasseraient dans les usines pour gagner leur pain? Qui peut imaginer, en 1996, qu'éducation et établissement scolaire n'iront peut-être plus de pair dans un avenir prochain?
ENSEIGNER ET APPRENDRE
On parlera de plus en plus d'apprentissage plutôt que d'enseignement, en raison des technologies de l'information et de la communication qui sont des techniques pour apprendre et non pour enseigner. Dans le discours que j'ai prononcé l'an dernier à pareille date, j'ai tracé les grandes lignes de ce nouveau modèle d'éducation centré sur l'apprentissage. Dans ce modèle, je le rappelle, un r 9le actif est confié à l'élève qui est amené à prendre en main son propre apprentissage. L'enseignant, quant à lui, retrouve son rôle de mentor tel qu'il le pratiquait avant la révolution industrielle. Il lui revient désormais d'aider, de guider, de fournir des exemples, d'encourager, mais non principalement de transmettre la matière à enseigner. Et puis, il y a l'ordinateur.
La prise en compte des technologies de l'information et de la communication représente un défi d'envergure qui va bien au-delà des seules applications pédagogiques de l'ordinateur. Tout comme le livre a modifié radicalement les méthodes d'enseignement ( auparavant, la seule façon d'apprendre consistait à écouter, à réciter par coeur et à copier laborieusement des manuscrits (, l'ordinateur poussera le monde de l'éducation à tendre de plus en plus vers l'individualisation de l'enseignement. Que l'élève soit doué, en retard ou médiocre, qu'il trouve telle matière facile et telle autre difficile, qu'il veuille aller de l'avant ou revenir à un chapitre déjà étudié, l'ordinateur est toujours là. Il est à l'entière disposition de l'élève, plus qu'un professeur ne le sera jamais. Peu importe le nombre d'erreurs commises par l'élève, l'ordinateur est toujours prêt à recommencer, sa patience est sans limite. Somme toute, les nouvelles technologies ont pour effet de libérer l'apprentissage.
Nous savons que tous n'apprennent pas de la même façon. Chaque personne a son rythme propre. Plus on cherche à imposer aux enfants un rythme, une vitesse, une attention qui ne leur conviennent pas, moins ils apprennent. Nous savons aussi qu'il existe différentes façons d' apprendre. Le temps où le professeur enseigne la même matière et en même temps à l'ensemble du groupe-classe est plus que révolu. Voilà pourquoi le plan d'action pour contrer l'abandon et favoriser la persévérance scolaire recommande comme axe d'intervention d'assurer le soutien nécessaire au personnel enseignant afin qu'il s'engage dans une démarche d'amélioration continue de la gestion de classe, ce concept devant être interprété comme une relecture de l'enseignement et de l'appprentissage.
UNE NOUVELLE CONCEPTION DU SAVOIR
Le savoir lui-même prend un autre sens. Jusqu'à présent, l'école a formé les jeunes en leur transmettant une somme de connaissances de base, ainsi que quelques connaissances spécialisées. Forts de leur diplôme, les finissants frappaient à la porte des employeurs afin d'obtenir un emploi qu'ils occuperaient probablement toute leur vie. Dans la nouvelle société, cette idée du savoir, vu comme une accumulation de connaissances, ne tient plus. Les diplômes n'ont plus la valeur qu'on leur conférait. Les connaissances évoluent tellement rapidement que celles acquises pendant les études deviennent bien souvent caduques en quelques années si on n'a pas pris soin de les renouveler de façon périodique. De nos jours, il faut envisager le savoir non pas comme une accumulation de connaissances mais plutôt comme une habileté à maîtriser les connaissances. Toffler a écrit : "L'analphabète de demain ne sera pas celui qui ne sait pas lire; ce sera celui qui n'aura pas appris à apprendre. ".1 Une autre idée qui fait également de moins en moins de sens est celle de l'éducation terminée. J'y reviendrai plus loin.
Si, jusqu'à ce jour, l'axe disciplinaire a été la voie privilégiée pour transmettre le savoir, il nous faut réviser cette conception. Il faut cesser de nous questionner sur la nécessité ou non de supprimer ou d'ajouter tel objectif ou tel programme, de rééquilibrer sans cesse le curriculum. De toute façon, cela mène à un cul-de-sac, cela ne sera jamais satisfaisant. Pourquoi la formation des jeunes ne serait-elle pas fondée sur l'acquisition d'un nombre limité d'habiletés de haut niveau, considérant que les disciplines ne sont que des moyens pour atteindre des objectifs plus vastes? Au lieu de faire apprendre les mêmes choses, on pourrait offrir une information diversifiée tout en encourageant les élèves à développer des habiletés communes. Par exemple, supposons une classe qui fonctionne selon la méthode des projets. On peut imaginer qu'au cours d'un atelier visant à développer la capacité de comprendre les relations entre l'individu et son environnement, les élèves seront amenés à acquérir des notions de géographie, de chimie, de français, etc., qui varieront selon la nature de chaque projet.
Une telle orientation a au moins l'avantage de laisser la place à des approches éducatives qui tiennent compte du cheminement et des intérêts individuels des élèves. On aurait peut-être plus de chance de voir les jeunes retrouver le goût de l'école si les activités, tant scolaires que parascolaires, étaient conçues comme un soutien à l'actualisation de leur propre potentiel. Voilà une belle utopie, diront certains! À cela, je réponds : peut-être pas autant qu'on peut le croire; le mur de Berlin est tombé d'un coup, au moment où on s'y attendait le moins!
D'aucuns craindront pour l'avenir des jeunes. Je vous rassure tout de suite. Dans la société postindustrielle, aucun système scolaire, si bon soit-il, ne pourra prétendre préparer un élève à un travail en particulier. La culture générale sera de mise. Dans un article publié dans La Nouvelle École 2 ( il s'agit d'une publication dont j'ai supervisé l'édition et qui a été remise aux membres de l'ADIGECS lors du dernier congrès de l'association ( , il est proposé que l'école vise le développement de huit capacités ou habiletés. Je les énumère : l'habileté à communiquer de façon efficace, la capacité d'analyse, l'habileté à résoudre des problèmes, la capacité d'entrer en interaction avec autrui, une facilité à formuler des jugements de valeur et à prendre des décisions autonomes, la capacité de comprendre les relations entre l'individu et son environnement, la capacité de comprendre le monde contemporain, et la capacité de réagir aux arts et aux humanités.
Nous entrons dans l'ère de l'éducation permanente, où la formation initiale ne constitue que la première étape d'un processus qui s'étendra sur toute une vie. L'économie moderne est fondée sur le savoir et dépend pour sa prospérité de son développement constant. Aujourd'hui, l'apprentissage est continu et fait partie intégrante de tout emploi.
De plus, comme le souligne le rapport Delors sur l'éducation pour le 21e siècle, nous vivons dans une société où l'école ne détient plus le monopole de la formation. Les opportunités d'apprendre sont multiples; à l'école, bien sûr, mais aussi dans la rue, sur les chaînes spécialisées de télévision et sur Internet. Les frontières entre loisirs et apprentissage deviennent de plus en plus floues. Trop souvent, hélas, l'école est vécue par les jeunes comme un mal nécessaire, comme une transition vers quelque chose de plus intéressant, de plus utile. L'heure est venue de situer l'enseignement et la formation dans l'ici et maintenant.
L'ÉCOLE DE L'ÈRE POSTINDUSTRIELLE
Le développement d'une école propre à l'ère postindustrielle exige également une révision fondamentale de l'organisation pédagogique et scolaire actuelle en vue de lui conférer davantage de souplesse. À l'instar du monde économique, il nous faut " démassifier " l'offre de service. Tel qu'il est dit dans le plan d'action pour contrer l'abandon et favoriser la persévérance scolaire, à la section consacrée au sixième axe d'intervention, il est possible, sans diminuer les exigences, de faire mieux, si on prend davantage en considération les situations particulières de la population scolaire et que l'on adapte le cadre organisationnel en fonction de ses besoins.
Cette remise en question s'applique tout d'abord au lieu même où se passe l'apprentissage, soit la classe. Comment se fait-il que nous ne nous sommes pas encore questionnés sur le cloisonnement qui existe entre les classes-niveaux au primaire? Est-il indispensable que les groupes soient si hermétiques les uns par rapport aux autres? Pourquoi un enfant ne pourrait-il pas changer de groupe en cours d'année, dès qu'il a complété les objectifs d'apprentissage établis pour ce groupe? L'approche de l'entrée continue et de la sortie variable ne serait-elle pas à envisager, afin de faciliter le respect du rythme d'apprentissage des enfants?
Le nombre de plus en plus élevé d'écoles à vocation particulière et d'écoles alternatives dans notre réseau scolaire est la preuve qu'un mouvement de " démassification " de l'offre de service est amorcé ici même à la CECM. Désormais, les parents peuvent choisir entre différents établissements, chacun offrant un environnement pédagogique particulier. C'est un premier pas, nous devons aller plus loin. L'évolution de la société tend vers l'hétérogénéité. Il nous faut rompre l'uniformité du système d'horaire et de groupes stables et tenter de varier les possibilités au niveau même de l'organisation scolaire.
On peut imaginer, par exemple, au primaire, une organisation par cycle. Dans ce modèle, le groupe-classe est constitué par l'ensemble des élèves d'un cycle donné; ce groupe est pris en charge par plus d'un enseignant (le nombre est établi selon les normes habituelles). Les enseignants travaillent en équipe. De plus, ils pratiquent une gestion " adhocratique " de la classe, c'est-à-dire qui laisse place à la mouvance, les élèves se rassemblant en groupes de travail et en équipes de projets temporaires. À l'intérieur de ce cadre organisationnel, tout est possible. Dans l'exemple que j'imagine, le groupe a plusieurs locaux à sa disposition. Chaque local a une vocation particulière; en plus, les activités varient régulièrement. Les élèves vont d'un local à l'autre selon l'horaire qu'ils se sont fixé eux-mêmes. Un enseignant est assigné à chaque élève. Il agit comme tuteur à son égard, le guidant dans son cheminement personnel et évaluant régulièrement ses progrès au regard des objectifs de formation qu'il doit maîtriser.
Une autre idée est celle de l'école à temps partiel pour les élfves du secondaire. Si les '8etudes doivent durer toute la vie, il apparaît moins justifié d'obliger les jeunes à aller à l'école à temps complet. Pour certains jeunes, un régime à temps partiel, doublé d'un travail peu qualifié ou de temps consacré à des services communautaires rétribués ou non, pourrait s'avérer plus satisfaisant et formateur. En tout état de cause, un principe est à retenir dans le cas de l'école secondaire : celui d'organiser une diversité de parcours sans jamais écarter la possibilité d'un retour ultérieur dans le système (s'il y a un départ prématuré de l'école).
DES PERSPECTIVES NOUVELLES
J'ai mentionné précédemment que le travail à la maison risque de gagner de plus en plus en popularité. Ceci n'est pas sans conséquence pour nous. Nous pouvons prévoir que certains parents ( ils sont déjà quelques-uns à le faire ( auront tendance à retirer leurs enfants du système scolaire pour leur donner, à la place, une instruction à domicile. Avec l'élévation du niveau de scolarité, davantage de parents sont en mesure d'assumer cette responsabilité jusque-là impartie à l'institution scolaire. À l'ère postindustrielle, il peut arriver que des élèves n'aillent à l'école que pour certaines activités de groupe, notamment pour les activités sportives ou pour certaines disciplines qu'ils ne peuvent étudier par eux-mêmes ou avec l'aide de leurs parents. Des auteurs futuristes, tel Lewis Perelman qui a écrit School's Out, proposent même de faire parvenir les services éducatifs à la maison, de remplacer l'école par l'apprentissage à distance.
On suggère également d'ouvrir des classes dans les entreprises. C'est une façon, dit-on, de permettre aux parents et aux enfants de passer davantage de temps ensemble (tout en facilitant la tâche des parents, car ceux-ci n'ont plus à conduire les enfants à la garderie avant d'aller au travail). Inversement, on projette la création d'écoles où les élèves recevraient leur enseignement aussi bien de personnes de la communauté que des professionnels de l'éducation. Dans ces écoles, les entrepreneurs locaux, les propriétaires de magasins, les bureaux d'architectes, les compagnies qui offrent des services en ligne, des stations de radio, des agences de publicité, auraient un espace mis à leur disposition gratuitement pour établir leur commerce en échange de leçons qu'ils donneraient aux élèves. Les méthodes d'enseignement pourraient inclure également des tuteurs choisis parmi ces adultes. Toutes ces personnes feraient partie du personnel de lte école. Notons que l'on retrouve ici, présentée autrement, à la " mode américaine ", l'idée de la communauté d'apprentissage mise de l'avant dans le plan d'action pour contrer l'abandon et favoriser la persévérance scolaire.
À l'ère postindustrielle, je l'ai dit précédemment, l'institution scolaire n'a plus le monopole de l'éducation. Pour Stan Davis, auteur d'un ouvrage intitulé The Monster Under The Bed, il ne fait aucun doute que les entreprises doivent prendre la relève. Il estime que le système d'éducation n'est pas en mesure de se réorganiser suffisamment rapidement. Il compte sur le monde des affaires pour offrir la forme d'éducation nécessaire aux pays industrialisés s'ils veulent demeurer compétitifs dans la nouvelle économie. On peut être en désaccord avec une telle opinion. Quoiqurquote il en soit, une nécessité demeure, celle d'adapter le système éducatif aux nouvelles réalités.
LES PRIORITÉS DE TRAVAIL
J'arrive au terme de mon allocution. Les innovations que je viens de mentionner à titre d'exemples pour illustrer le concept de l'école à l'ère postindustrielle supposent des changements de mentalité énormes. Les principes sont relativement clairs : rejet de l'uniformité et du cloisonnement, dispersion, décentralisation, interpénétration avec la communauté, gestion adhocratique. Lorsqu'ils seront appliqués, toute ressemblance avec l'organisation de type industriel ne sera que pure coïncidence.
L'année dernière, je vous ai communiqué ma conviction que le système d'éducation que nous connaissons actuellement est à la veille de subir des transformations radicales sous la poussée du développement des technologies de l'information et de la communication. J'ai insisté sur le fait que le changement doit dépasser l'aspect technique des choses. Vous constatez avec moi qu'il faut remettre en question nos modèles, nos schèmes de pensée, nos croyances pédagogiques, nos attitudes, nos façons de travailler, nos modes d'organisation. Et, que cela ne se fera pas du jour au lendemain, puisque c'est bien de bâtir une école nouvelle qu'il s'agit.
Il faut prendre conscience de l'anachronisme de certaines de nos pratiques. Toute la société est en train de changer, nous devons en faire autant. C'est à ce prix que nous réussirons avec succès notre mission. Le changement commence par la vision, la vision de ce qu'est une école adaptée aux nouvelles réalités. Au cours de l'année, j'organiserai des rencontres d'échanges avec des directions d'établissement. Ce sera l'occasion de développer une communauté de vue sur les changements qui s'imposent et la voie à suivre pour les effectuer. Je m'arrête ici pour faire une mise en garde. On ne change pas pour changer, c'est l'amélioration de la qualité du service éducatif qui doit primer.
Tel que je l'ai annoncé au début de mon discours, je ne vous demande pas de préparer un plan de développement. Je souhaite cependant que la mise en application du plan d'action pour contrer l'abandon et favoriser la persévérance scolaire ( qui est, en l'occurrence, votre première priorité de travail pour la présente année ( ait comme principal point d'appui une réflexion sur l'école à l'ère postindustrielle. Je vous invite à faire des expériences. Il serait même intéressant qu'apparaisse une nouvelle chronique dans L'École montréalaise, consacrée à ce thème de " L'École nouvelle ", dans le but de favoriser le partage des nouvelles idées et des nouveaux savoir-faire.
L'année qui vient ne sera pas facile, nous ne sommes pas à l'abri d'une autre vague de compressions budgétaires. Le défi est celui de maintenir un climat de motivation. Je ne vous apprendrai rien en disant que nos employés vivent dans l'insécurité. Il est toujours difficile de voir son monde se modifier. Ils craignent pour leur emploi. Ceux qui ont été touchés par les derniers plans d'effectif sont encore sous le choc. Gérer de façon mobilisatrice est plus nécessaire que jamais. Je vous rappelle que les personnes qui se disent mobilisées au travail sont celles qui se sentent utiles et reconnues au sein d'une équipe. Le personnel souhaite être mis à contribution. À l'heure de " l'entreprise intelligente ", ce principe doit continuer de guider notre action.
Une autre de nos préoccupations doit être d'augmenter sensiblement notre productivité au plan administratif, de sorte qu'un maximum de ressources soit alloué aux services directs aux élèves. Ceci m'amène à vous signaler deux autres priorités de travail. L'une est relative à la gestion de l'assiduité et l'autre, à la gestion des mises en disponibilité. Comme vous le savez, lors de l'adoption du budget 1996-1997, le conseil des commissaires a accepté le principe selon lequel l'enveloppe des enseignants doit s'autofinancer. Un déficit dans l'enveloppe des enseignants aura pour conséquence de réduire le nombre de postes d'enseignants au 30 septembre 1997. Actuellement, les coûts de la suppléance sont en nette augmentation. Nous devons à tout prix contrôler cette situation. Un plan d'action a été élaboré, qui devra faire l'objet d'une application attentive dans chaque regroupement. Pareillement, les coûts projetés au chapitre des ressources humaines, en raison du principe de la sécurité d'emploi, sont beaucoup plus élevés que ce qui est prévu au budget. Encore là, il va nous falloir gérer avec efficience et la collaboration de tous est requise.
En conclusion, dans tout ce que j'ai dit aujourd'hui, l'idée qui m'apparaît la plus importante est celle de la nécessité du changement. Il faut changer, regarder d'un oeil neuf la façon dont nous faisons notre travail. Le renouveau de l'école montréalaise repose sur nos épaules. En 1996, il n'y a plus " une " solution au problème, il n'y a que la réponse à un problème là où il se pose. À nous duote agir! Faisons preuve de créativité! Comptons sur celle de notre équipe, nous ne nous tromperons pas. Bonne année scolaire à tous!
SOURCES BIBLIOGRAPHIQUES
ARCHAMBAULT, Y., éd., " La nouvelle école, une communauté d'apprentissage ", La Nouvelle École, 1, 1, mai 1996 (publication remise aux membres de l'ADIGECS lors du congrès de l'association).
DAVIS, S., BOTKIN, J., The Monster Under The Bed, New York, Simon & Schuster, Inc. (a Touchstone Book), 1995.
DELORS, J., et al., L'Éducation, un trésor est caché dedans. Rapport à l'UNESCO de la Commission internationale sur l'éducation pour le vingt et unième siècle, Paris, Éditions Odile Jacob, 1996.
DRUCKER, P., Les Nouvelles Réalités, Paris, InterÉditions, 1989.
GROUPE INNOVATION, L'Organisation de demain, l'organisation intelligente, Montréal, Publi-Relais, 1994.
MORGAN, G., Images of Organization, Newbury Park, CA, SAGE Publications, Inc., 19899.
MORIN, C., Le monde des affaires nous interpelle : sommes-nous prêts à y répondre? Voulons-nous y répondre?, Montréal, Commission des écoles catholiques de Montréal, 1994 (publication inédite).
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