LE CURRICULUM : UN TOUT INTÉGRÉ



LE CADRE DE RÉFÉRENCE PROPOSÉ PAR

ERNEST BOYER



Note rédigée par Réginald Grégoire



INTRODUCTION
L'ampleur des savoirs à maîtriser, la mission propre de formation de l'institution scolaire, les exigences du monde du travail et le résultat des plus récentes recherches sur l'apprentissage rendent de plus en plus nécessaire une orientation de l'enseignement qui s'appuie sur un curriculum de formation générale ayant de solides fondements et une forte cohérence. Le cadre de référence adopté doit notamment être assez large et assez puissant pour intégrer avec la plénitude de leur sens tous les contenus jugés nécessaires. Ernest Boyer, qui a été président de la Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching de 1979 jusqu'à son décès, en décembre 1995, a, durant cette période, mis de l'avant avec beaucoup de constance un tel cadre d'organisation du curriculum. Cette orientation, en gestation depuis les années 1960 (voir Boyer, 1995a, p. XV), a notamment été exposée dans un essai centré sur la formation générale dans les collèges et publié en 1981 (voir Boyer and Levine). Par la suite, elle a été reprise, chaque fois avec de nouvelles précisions et un souci d'adaptation, dans des volumes portant sur l'école secondaire (voir Boyer, 1983), le collège universitaire (1987) et l'école primaire (1995a). Elle a aussi, de toute évidence, influencé le rapport majeur de la commission sur le futur des collèges communautaires rendu public en 1988 et dont le président était Ernest Boyer (voir Commission on the Future of Community Colleges). Le même cadre de référence a également été repris, explicité et illustré dans de multiples conférences, articles et documents divers. La présente note utilise d'abord comme source le chapitre d'un volume paru en 1995 (voir Boyer, 1995b), mais elle s'inspire aussi des cinq autres sources citées. Le cadre de référence Le cadre de référence proposé par Ernest Boyer a pour fondements les grands axes de l'expérience que partagent tous les êtres humains, quelle que soit leur culture particulière, à un moment précis de l'histoire. Ces expériences humaines centrales (ces " core commonalities ", dans le langage d'Ernest Boyer) tournent autour de valeurs et d'idées, d'interrelations et d'interactions et, plus concrètement, de défis à relever et de conflits à résoudre qui ont l'univers comme scène et l'aventure humaine comme terreau. Ces expériences commandent les contenus, mais aussi, dans la trame même de ces contenus, suggèrent les habiletés, les attitudes et les comportements que toute personne bien formée ("educated") doit aujourd'hui s'appliquer à maîtriser ou à développer. Sur le nombre et la formulation de ces expériences déterminantes que tout être humain est appelé à vivre, la pensée du président de la Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching ne s'est pas seulement adaptée aux circonstances; à la lumière des vastes études effectuées par la fondation et d'une réflexion personnelle soutenue, elle a aussi évolué. Au cours des dernières années de sa vie, le nombre des expériences qu'il a retenues a habituellement été de huit, chacune d'entre elles servant de fondement à un champ d'études particulier. Voici un bref aperçu de ces expériences et des champs d'études sur lesquels elles ouvrent(1). 1. Le cycle de la vie Ce cycle est celui qui, à travers la croissance sous toutes ses formes (physique, intellectuelle, morale, etc.), s'étend de la naissance à la mort. Avoir une bonne formation à son sujet suppose la maîtrise de savoirs sur l'ensemble des fonctions du corps et le développement d'attitudes appropriées face à la nutrition, au sommeil et aux autres facteurs qui agissent sur le maintien de la santé. Une telle formation implique aussi, entre autres, une attitude d'attention face à tout mouvement de la vie, aussi bien celui qui se manifeste dans le règne végétal qu'à travers les relations sociales et les activités culturelles ou sur la figure d'un enfant en train de faire un nouvel apprentissage. Dans le cas de cette expérience humaine comme dans les autres dont il sera question ci-après, la contribution des disciplines traditionnelles — la chimie, la biologie, la psychologie, etc. — peut s'avérer essentielle, mais à la condition de toujours montrer les relations ou, pour reprendre un terme omniprésent dans la pensée d'Ernest Boyer, les "connexions" qui les unissent entre elles et avec le réel. 2. Les langues et les langages Tous les êtres humains utilisent des lettres, des chiffres, des dessins, des mouvements corporels ou d'autres signes symboliques pour exprimer des émotions et des idées. Le choix de ces signes et leur combinaison sont à l'origine de la multitude des cultures. À leur tour, celles-ci se révèlent à travers l'étude des langues, des mathématiques, des arts et de divers comportements sociaux. Saisir ces signes dans leur genèse et leur signification, c'est en même temps découvrir ce que signifie le fait d'être humain, tant individuellement que collectivement. C'est aussi découvrir par l'intérieur les exigences et la responsabilité qu'implique l'utilisation d'une langue ou de quelque autre moyen d'expression. 3. Les arts L'art, qu'il soit incorporé dans un objet quotidien ou dans un poème, une symphonie, un chant ou une gravure, répond à une aspiration humaine universelle à la beauté. Il offre, en tout temps et à toute personne, un moyen pour dépasser la communication ordinaire et a le pouvoir d'unir les êtres humains à un niveau supérieur. En élevant l'esprit, il ouvre aussi l'être à de nouveaux horizons et lui révèle des capacités jusque là insoupçonnées. 4. Le temps et l'espace Chaque être humain est différent de tous les autres, mais l'expérience du temps et de l'espace est commune et trace sans cesse de nouvelles empreintes dans l'évolution de chacun et de chacune et, par voie de conséquence, dans l'évolution de la société. Acquérir une formation générale, c'est entrer en contact avec le parcours établi par des générations d'hommes et de femmes et les espaces qu'ils ont fréquentés et aménagés. C'est du même coup retrouver l'origine et le sens des empreintes que ces hommes et ces femmes y ont laissées. Le passé explique le présent et balise le futur. Étudier l'histoire, la géographie ou l'anthropologie, c'est explorer les points d'appui de sa propre façon de voir, de sentir, de penser et de vivre, de même que les "connexions" qui unissent chacun ou chacune aux autres personnes de sa localité, de sa région, de son pays, du monde. C'est aussi acquérir une vision plus juste de l'état de l'aventure humaine et des chantiers dont les hommes et les femmes d'aujourd'hui doivent, pour qu'elle se poursuive, assumer la responsabilité. Une relation régulière entre générations, et notamment entre jeunes et adultes d'âge mûr, peut apporter à cette vision des données irremplaçables. 5. Les groupes et les institutions L'appartenance à des groupes et à des institutions est une autre expérience centrale de la vie que partagent tous les êtres humains. Les caractéristiques de ces groupes et de ces institutions sont fort différentes selon les cultures, mais ils remplissent partout des fonctions semblables dans le domaine éducatif, religieux, économique ou politique. Une formation humaine générale implique une connaissance des groupes auxquels on appartient, de la raison d'être et de l'évolution des institutions qui encadrent la vie sociale et des actions à poser pour que ces groupes et ces institutions servent la croissance de la personne et l'évolution de l'humanité. L'école est un lieu qui, à cause de sa mission spécifique, est naturellement appelée à devenir non seulement une institution où l'on apprend ce qu'il importe de savoir sur les groupes et les institutions, mais aussi une institution-témoin où l'on développe des attitudes et où l'on adopte des comportements cohérents avec les idéaux de la société dont on souhaite l'avènement. 6. Le monde du travail Pour la plupart des humains, durant une grande partie de leur vie, le travail constitue leur principal lien avec le monde et compte pour beaucoup dans la conception qu'ils se font d'eux-mêmes et le jugement que les autres portent sur eux. Dans toutes les sociétés, le travail est aussi l'un des pôles majeurs de l'organisation sociale, car l'obligation dans laquelle tous se trouvent de se nourrir, de s'abriter et de satisfaire leurs autres besoins rend nécessaire la production de biens et de services appropriés. Les modes de production et de consommation varient selon les époques et les cultures, voire les milieux sociaux. Il en est de même du travail requis, tant dans ses dimensions individuelles que collectives. Cependant, partout et à toutes les époques, la nécessité de partager le travail à accomplir oblige à choisir un métier, un art, une profession ou quelque autre spécialisation des capacités individuelles. Aujourd'hui, la place qu'occupe le travail dans les processus de production et de consommation implique la maîtrise de connaissances et de comportements face à l'exploitation, à la transformation et à la distribution des ressources disponibles. Plus profondément, le travail est aussi partout, de plusieurs manières, un service et un engagement. Ce sont tous ces aspects qui font du travail lui-même et du monde du travail, considéré dans sa relation avec la société où il prend place et dans ses rapports avec les modes de consommation auxquels il donne lieu, l'un des champs d'études indispensable de tout curriculum de formation générale. 7. Le monde naturel La relation de tous et de chacun avec l'air, l'eau, la lumière, le sol, en bref le monde naturel, est une expérience de base et sans cesse renouvelée au cours de la vie. Dans notre société, l'étendue et la densité de cette relation sont cependant extrêmement variables. Aussi, en maintes occasions, le monde avec lequel s'établit cette relation est une réalité modifiée ou transformée par des outils, des machines ou quelque autre invention technologique. Par ailleurs, une bonne partie du monde naturel est invisible. Pour comprendre sa composition, son évolution et, souvent, même son fonctionnement le plus élémentaire, on doit faire appel aux résultats des travaux des géologues, des botanistes, des astronomes ou d'autres savants et savantes. Le champ d'études qu'ouvre un approfondissement de l'expérience quotidienne du monde naturel inclut donc les manifestations concrètes de ce monde, mais aussi la méthode scientifique qui permet de le comprendre de l'intérieur et les technologies qui utilisent, en les accroissant considérablement, les pouvoirs de ses matériaux et de ses forces internes. Cet approfondissement s'accompagne également d'une découverte de l'harmonie de l'univers et du développement d'une attitude de respect et d'un souci de préservation à l'égard de cette harmonie. 8. La quête de sens Toute personne ressent le besoin de se fixer des buts, d'accorder plus de valeur à certains actes, objets ou personnes, d'acquérir des convictions et de se faire une idée sur le bien-fondé éthique de ses comportements. La quête de sens est à la fois irrépressible et illimitée. Dans ce domaine, les religions ont joué dans le passé et remplissent encore dans le présent un rôle majeur. Dans un curriculum qui vise à éclairer et à orienter l'expérience humaine de la quête de sens, les religions — leur évolution, leur doctrine, leur influence, etc. — occupent nécessairement une place importante, mais une étude ayant comme point d'appui des matières telles que la littérature, les arts, la philosophie et l'histoire peut également s'avérer très féconde. Il en est de même pour le simple contact avec des personnes de la localité ou de la région qui consacrent leur vie à une cause publique ou humanitaire. Enfin, la réalisation, à l'intérieur ou à l'extérieur de l'école, d'un projet supervisé et d'une certaine durée où l'accent est mis sur le service gratuit à d'autres personnes peut fournir une occasion exceptionnelle de comprendre ce que signifie une telle quête et d'expérimenter comment elle peut se concrétiser. CONCLUSION L'une des idées centrales de la pensée d'Ernest Boyer concernant la formation proposée par l'école est celle de "connexion". Dans une bonne école, comme d'ailleurs dans un bon collège ou une bonne université, le curriculum est pensé, élaboré et enseigné avec cette préoccupation d'établir les connexions ou interrelations les plus fortes possibles : • entre tous les contenus de formation enseignés; • entre ces contenus et le réel (social aussi bien que physique); • entre ces contenus et les habiletés et les attitudes qu'il appartient à l'école de développer; • entre les contenus enseignés et les ressources pédagogiques, scolaires ou extrascolaires, qui les concrétisent, les expliquent ou les illustrent; • entre l'enseignement donné et l'évaluation des apprentissages faits par les élèves; • entre les années ou les autres étapes qui marquent le cheminement scolaire; • AVANT TOUT, AVEC LES EXPÉRIENCES FONDAMENTALES DE LA VIE QUE PARTAGENT TOUS LES ÊTRES HUMAINS. La personne bien formée de la fin du 20e siècle a donc intégré, ou est en voie d'intégrer, des connaissances, des habiletés et des attitudes qui ont comme foyers unificateurs l'expérience de la vie, en particulier du mouvement de sa propre vie; de l'expression de soi et de la communication avec d'autres par le moyen de langues et d'autres langages symboliques; de l'harmonie et de la beauté, notamment à travers les arts; du temps et de l'espace; de l'appartenance à de multiples groupes et institutions; du travail et du monde du travail, ainsi que de la consommation de biens et de services; du monde naturel, de ses secrets et de leur exploitation pour les fins les plus variées et par une vaste superstructure technologique et, enfin, de la quête de sens et de buts.
DOCUMENTS CITÉS
BOYER, ERNEST L. AND ARTHUR LEVINE (1981) A Quest for Common Learning: The Aims of General Education. Washington, D.C. : The Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching. IX et 68 p. Voir surtout le chapitre V : A Proposal, p. 35-52. BOYER, ERNEST L. (1983) High School. A Report on Secondary Education in America. The Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching. New York : Harper and Row (1983); Harper Colophon Books (1985). Chapitre 7 : The Curriculum Has a Core, p. 94-117. BOYER, ERNEST L. (1987) College. The Undergraduate Experience in America. The Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching. New York : Harper and Row. Chapitre 6 : General Educa- tion : The Integrated Core, p. 83-101. BOYER, ERNEST L. (1995a) The Basic School. A Community for Learning. Princeton, New Jersey : The Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching. XIX et 255 p. Chapitre II : A Curriculum with Coherence, p. 65-116. Sur les "core commonalities", voir p. 81-102. BOYER, ERNEST L. (1995b) The Educated Person. In James A. Beane (ed.). Toward a Coherent Curriculum. Alexandria, Virginia : Association for Supervision and Curriculum Development. P. 16-25. COMMISSION ON THE FUTURE OF COMMUNITY COLLEGES (1988) Building Communities. A Vision For A New Century. Washington, D.C. : American Association of Community and Junior Colleges. XI et 52 p. Chapitre III : Curriculum : From Literacy to Lifelong Education, p. 15-23. (1) L'ordre suivi ici est celui du texte intitulé "The Educated Person" (Boyer, 1995b). Dans un volume publié la même année sur la "Basic School" (Boyer, 1995a), l'ordre est un peu différent.