UN REGARD SUR LA PENSÉE DE CÉLESTIN
FREINET (1896-1966) SOUS L'ANGLE DE
L'UTILISATION DE L'ORDINATEUR EN ÉDUCATION
EXTRAITS DE TEXTES
30 JUIN l997
1. QU'EST-CE QUE L'ÉCOLE FREINET ?
3. UN OUTIL MAJEUR: L'IMPRIMERIE
B) Collaboration école-famille
C) Publication d'un bulletin dans une classe d'élèves âgés de 13 et 14 ans
D) La Gerbe : un journal d'enfants
E) La lecture globale à l'école
G) Les avantages de la technique nouvelle
K) Coopération entre différentes écoles
L) Travail d'équipe ou collectif entre élèves et entre élèves et enseignant
4. LA PÉDAGOGIE ET LES TECHNIQUES FREINET
A) Les techniques Freinet modifient les relations entre élèves et entre élèves et enseignants
B) Les techniques Freinet conduisent les enseignants à jouer un nouveau rôle
5. LE FICHIER SCOLAIRE COOPÉRATIF
A) L'idée
C) Utilité
6. LES FICHIERS AUTOCORRECTIFS
7. LES TECHNIQUES FREINET, FERMENT DE LA PÉDAGOGIE CONTEMPORAINE
8. DES TECHNIQUES EN ÉVOLUTION CONSTANTE
1. QU'EST-CE QUE L'ÉCOLE FREINET ?
Une classe dans laquelle a d'abord été comblé le fossé séparant habituellement élèves et maître. Celui-ci a renoncé à l'estrade; il participe aux jeux dans la cour de l'école ou à l'occasion de sorties dans les champs. Une confiance totale règne entre enfants et adulte. Les premiers collaborent avec le maître. Plus encore : ils font la classe eux-mêmes, en ce sens qu'ils enquêtent, interrogent, dépouillent divers documents; à la suite de quoi, ils sont amenés à s'exprimer.
Ils rédigent ainsi des "textes libres", ou très brèves narrations sur un thème librement choisi et qui sont soumis au jugement de l'ensemble de la classe. On apprécie, on critique, on prend l'avis du maître. Finalement, on retient le texte qui, après corrections, sera imprimé dans le journal de l'école.
Il arrive qu'un travail plus important soit jugé digne d'être publié à part. Il entre ainsi dans une bibliothèque d'un genre spécial appelée fichier scolaire (pour les publications de quelques pages) et bibliothèques de travail (pour les brochures plus amples) (Chavardès, 1966, p. 234).
Ce qui se fait dans le projet ontarien CSILE est-il tellement différent de cette description ?
Le premier chapitre de L'école moderne française (voir Freinet, Célestin, Pour l'école du peuple , 1969) énonce et explicite dix "principes généraux de l'adaptation au milieu du nouveau comportement scolaire". Voici un bref aperçu de quelques-uns de ces principes, compte tenu de l'orientation du présent document.
Premier principe : l'auteur présente ainsi le but de l'éducation: "L'enfant développera au maximum sa personnalité au sein d'une communauté rationnelle qu'il sert et qui le sert" (p. 18).
Deuxième principe : "L'école de demain sera centrée sur l'enfant membre de la communauté" (p. 19).
Troisième principe : "L'enfant construit lui-même sa personnalité avec notre aide" (p. 19). En conséquence, les éducateurs mettront l'accent :
a) "sur la santé et l'élan de l'individu, sur la persistance en lui de ses facultés créatrices et actives, sur la possibilité -- qui fait partie de sa nature -- d'aller toujours de l'avant pour se réaliser en un maximum de puissance;
b) sur la richesse du milieu éducatif;
c) sur le matériel et les techniques qui, dans ce milieu, permettront l'éducation naturelle, vivante et complète que nous préconisons" (p. 20).
Quatrième principe : "Le travail sera le grand principe, le moteur et la philosophie de la pédagogie populaire, l'activité d'où découleront toutes les acquisitions" (p. 20).
Cinquième principe : "Têtes bien faites et mains expertes plutôt qu'outres bien pleines. La nécessité que nous venons de mentionner de fonder sur le travail toute l'activité scolaire suppose que l'école tourne définitivement le dos à la manie d'une instruction passive et formelle pédagogiquement condamnée, qu'elle reconsidère totalement le problème de la formation lié à celui de l'acquisition et qu'elle s'organise pour aider les enfants à se réaliser par l'activité constructive" (p. 20).
Septième principe: "L'école ainsi pénétrée d'une vie nouvelle à l'image du milieu devra donc adapter non seulement ses locaux, ses programmes et ses horaires, mais aussi ses outils de travail et ses techniques aux conquêtes essentielles du progrès à notre époque" (p. 21-22).
3. UN OUTIL MAJEUR : L'IMPRIMERIE
L'imprimerie à l'école est naturellement une technique. Non pas, comme l'ont prétendu certains écrivains pédagogiques, parce qu'elle suppose une manipulation matérielle, mais parce qu'elle prétend organiser plus rationnellement le travail scolaire, dans le cadre d'une méthode éducative qui a fait ses preuves puisqu'elle nous a permis d'adapter harmonieusement aux nécessités humaines et sociales les diverses activités pédagogiques.
(Freinet, Élise, 1974, p. 215)
B) Collaboration école-famille
Mais tout de suite s'établit la collaboration de l'école et de la famille. D'anciens élèves devenus imprimeurs, le père d'un élève -- imprimeur lui-même -- vinrent donner les premières indications, les premières leçons de composition, de mise en marche, de tirage.
(Freinet, Élise, 1981, p. 227)
C) Publication d'un bulletin dans une classe d'élèves âgés de 13 et 14 ans
La troisième, c'est notre bulletin : l'Équipe , quatre numéros la première année, huit numéros l'an dernier, dont deux numéros spéciaux sur le port de Bordeaux. L'Équipe est rédigée, composée, mise en pages, tirée par les élèves eux-mêmes. Dès publication, chacun d'eux en a un exemplaire et l'apporte chez lui. Cela peut réaliser -- cela réalise en fait -- la liaison au moins morale entre la famille et l'école.
Il ne pouvait être question de négliger les programmes. Mais on pouvait espérer changer l'esprit de l'enseignement, passer du livresque au concret, ouvrir les fenêtres de l'école sur la vie, sur les réalités quotidiennes.
Les bulletins ne pouvaient pas porter des dissertations fantaisistes, du verbiage. Obligation de centrer l'enseignement du français sur la réalité ambiante.
- Bordeaux et le port.
- Le faubourg de la Bastide et ses usines.
- La vie quotidienne du quartier, etc.
(Freinet, Élise, 1981, p. 227-228. P. 228 à "livresque")
D) La Gerbe : un journal d'enfants
a) "Malgré les conditions rudimentaires de collaboration à ce premier numéro, La Gerbe a été un succès. Le papier était mauvais, de forme et d'aspect disparates : il a fallu tout recouper. Mais l'enthousiasme et l'ingéniosité des collaborateurs compensent ces imperfections. Ce premier numéro a été tellement bien accueilli par les élèves qu'un tirage double aurait à peine suffi."
Et suivait un long développement montrant les avantages incontestables de La Gerbe , outil de perfectionnement pédagogique, trait d'union des imprimeurs, organe précieux de propagande. Et de fait, dès les numéros suivants, La Gerbe devint ce qu'elle était encore trente ans plus tard : le journal d'enfants le plus attendu, le plus lu, le mieux compris des petits lecteurs de nos classes.
(Freinet, Élise, 1981, p. 55)
b) Freinet apportait à ce Congrès les preuves irréfutables des bases déjà solides de ce qui serait un jour son oeuvre. Sa pédagogie, il en marquait l'efficacité pédagogique et culturelle dans son premier livre: l'Imprimerie à l'École , que les progressistes se disputaient car, tiré en dernière minute, les exemplaires présents en étaient comptés. Dans cet ouvrage essentiellement pratique, Freinet justifiait, certes, l'esprit nouveau d'une pédagogie qui rompait avec la pédagogie traditionnelle, mais surtout il s'attachait à préciser les détails techniques, le maniement du matériel, les erreurs à éviter dans l'emploi d'un outil qui demandait conscience, précision et habileté. [...] Ces divers aspects d'une pédagogie devenue collective avaient été du reste le sujet de circulaires, de comptes rendus, de rapports, au long de l'année 1926-27. Le Congrès en tirait les enseignements et critiques pour un nouveau pas en avant.
Étaient présentes aussi à ce Congrès les premières créations de littérature enfantine : la Gerbe, revue d'enfants mensuelle, recueil de textes libres des écoles adhérentes, et le premier numéro d'une collection, Enfantines , qui prenait le départ avec le récit d'un petit berger des Hautes-Alpes : François le petit berger (École de Sainte-Marguerite).
(Freinet, Élise, 1977, p. 27)
E) La lecture globale à l'école
a) Cette innovation apporte cependant des possibilités nouvelles spécifiques par lesquelles elle marquera sans doute la pédagogie. Les meilleurs éducateurs contemporains nous prônaient l'activité libre enfantine et l'expression intime de la personnalité; les relations d'expériences où l'on avait fait à l'enfant une plus grande confiance ne manquaient pas d'être enthousiastes. Hélas! pour des raisons multiples, matérielles, individuelles et sociales, nos classes populaires, pauvres, surchargées, paralysées par la hantise des programmes et des examens, ne pouvaient nullement s'engager dans la voie nouvelle. L'imprimerie à l'école a fait tomber dans le domaine de la pratique quotidienne l'expression libre et l'activité créatrice de nos élèves. Par l'expérience, plus efficace que les raisonnements prétendus scientifiques, elle a ouvert des horizons nouveaux à une pédagogie basée sur les intérêts véritables, générateurs de vie et de travail. Elle a, du coup, rétabli l'unité de la pensée, de l'activité et de la vie enfantines; elle a intégré l'école dans le processus normal d'évolution individuelle et sociale des élèves.
Ces considérations sont, pour nous, essentielles et fondamentales. L'enfant qui sent un but à son travail et qui peut se donner tout entier à une activité non plus scolaire, mais simplement sociale et humaine, cet enfant sent que se libère en lui un besoin puissant d'agir, de chercher, de créer. Nous avons constaté, émerveillés, que les élèves ainsi tonifiés et renouvelés fournissaient librement un travail bien supérieur, qualitativement et quantitativement, à celui qu'exigeaient les vieilles méthodes oppressives. Et toutes les classes qui ont introduit l'imprimerie à l'école ont apprécié ce persistant enthousiasme des élèves, non seulement pour des disciplines directement motivées par l'imprimerie mais pour toute l'activité scolaire en général.
On objectait volontiers aux initiateurs qui offraient en exemple des expériences concluantes qu'un tel appétit scolaire ne pouvait venir que d'un rayonnement particulier de l'éducateur. Or, les résultats que nous signalons ont été retenus dans toutes les écoles travaillant à l'imprimerie, quelles que soient les aptitudes particulières du maître. Il a suffi que celui-ci ait assez d'humilité et d'humanité pour "descendre de sa chaire, quitter le cothurne du style radoteur et savant..." et se mettre tout entier au service des enfants.
Si, comme nous le prouvons, l'élève qui peut enfin travailler dans le sens de sa personnalité n'a plus besoin d'être grondé ni stimulé pour fournir un travail consciencieux, c'est toute la vieille conception scolaire qui s'écroule.
(Freinet, Célestin, 1975, p. 147)
b) Voici le renouveau : l'enfant a soif de vie et d'activité. Nous utilisons cette aspiration en mettant à sa disposition les "instruments" d'instruction et d'éducation que nous croyons utiles à son élévation et en travaillant à la réalisation des conditions matérielles et sociales qui la permettront.
c) Nous laissons les enfants s'exprimer d'abord; nous facilitons, nous encourageons, nous fixons, nous diffusons leur pensée pour que cette expression ait son véritable sens et sa véritable raison d'être. Nous ne ménageons aucune savante mais scolastique gradation : tous les mots, toutes les pensées sorties de la bouche des enfants peuvent et doivent, sans danger, passer sur l'imprimé. Nous aidons même les lents, les retardés, les difficiles à parfaire une expression qui tarde à s'extérioriser.
(Freinet, Célestin, 1975, p. 148)
d) Et comme pour le langage, la nature opère le miracle. Selon un processus que nous avons étudié d'autre part (*), l'enfant, ainsi compris et stimulé, éprouve le besoin d'écrire, de lire -- globalement et sans leçons, bien sûr! Il photographie avec insistance la ligne qu'il vient de composer ou tel mot qui l'a frappé. L'imprimé lui-même qui sort de la presse est fixé, pour toujours peut-être, dans l'esprit de nos enfants. Alors là, oui, s'opère la lecture globale idéale.
(*) Méthode naturelle de lecture, B.E.M, no 8, Essai de psychologie appliquée à l'éducation. (Freinet, Célestin, 1975, p. 148-149)
e) Autre défaut scolastique de notre technique : on ne peut pas contrôler! C'est si commode d'entrer à l'école le matin en disant : "Je vais enseigner le son ou à mes enfants" et de s'en aller le soir la conscience tranquille au spectacle du devoir accompli... parce qu'on a appris aux enfants le son ou.
Et M. l'inspecteur a besoin aussi de contrôler, non pas tant le travail des enfants, mais surtout l'effort de l'instituteur... Alors, il faut bien qu'il puisse, en entrant dans une classe, demander avec assurance :
- Voyons où en sont ces enfants ?
Si ce même inspecteur était délégué pour aller contrôler les progrès en langage des enfants et l'application des mamans dans leur besogne pédagogique et qu'il dise de même à la mère :
- Voyons, où en est votre enfant ?
La mère répondrait radieuse :
- Oh! c'est merveilleux! Je n'ai jamais vu d'enfant aussi intelligent... Tout le jour, il gazouille. Il ne s'arrête pas de parler et je comprend tout ce qu'il me dit!
- Voyons, voyons, dirait M. l'inspecteur... Voyons, mon enfant, répète avec moi : "La toupie tourne quand on la lance".
L'enfant n'arriverait pas même à imiter ces mots dont il ne comprendrait nullement la genèse...
Tous nos enfants lisent avec enthousiasme leurs propres textes; ils s'essayent à lire globalement quelques textes de leurs correspondants. Ils distinguent seulement quelques mots, et pas toujours parfaitement. Mais ils ont, en eux, liée intimement à toute leur vie psychique et sociale, l'image diverse d'une foule de mots qui, brusquement, viendront au jour, dans leur sens véritable et total. Alors, notre enfant saura lire et pour toujours, parce que cet apprentissage naturel fera corps avec la vie elle-même et le processus d'évolution de l'individu.
- Mais, pour l'instant, pourra objecter M. l'inspecteur, comment puis-je constater un résultat ? Quelle totale assurance pouvez-vous me donner ?
Aucune, en effet, si ce n'est le spectacle émouvant d'une classe vivante et enthousiasme qui marche, qui monte et qui, parce qu'elle va de l'avant, atteindra immanquablement et dépassera les buts proposés ou imposés par les programmes ou les règlements.
Il nous faut, à tous, en face du problème humain que nous posons, une attitude compréhensive et tolérante, une confiance nouvelle dans l'importance du dynamisme éducatif qui est notre plus grande force et notre seul espoir de succès.
(Freinet, Célestin, 1975, p. 150)
f) Le jour où les éducateurs se serons remis totalement à l'école des mamans, le jour où les parents eux-mêmes auront compris cette similitude entre les techniques d'apprentissage de la langue et de la lecture-écriture; le jour où les uns et les autres auront dépouillé la longue erreur scolastique qui les a, hélas ! si totalement marqués; le jour aussi où les chefs plus humains que bureaucrates sauront contempler la vie et non mesurer seulement un stérile devoir, ce jour-là le miracle annoncé se produira totalement : sans leçon spéciale, par l'expression libre et la vie grâce à l'imprimerie à l'école, les enfants se saisiront, dans un délai normal, de cette technique de la lecture et de l'écriture qui reste actuellement un des cauchemars de l'École primaire.
(Freinet, Célestin, 1975, p. 150-151. P. 151 à "lement")
Toute pédagogie est faussée qui ne s'appuie pas, d'abord, sur l'éduqué, sur ses besoins, ses sentiments et ses aspirations les plus intimes. Nous scruterons donc l'âme de l'enfant et nous avons, pour y parvenir, une technique qui s'est révélée suffisamment opérante : le texte libre, l'imprimerie à l'école et la correspondance interscolaire. Cette expression spontanée sera tout à la fois un épanouissement des personnalités et une occasion scolaire d'acquérir, d'amplifier et de préciser les diverses acquisitions; langue grammaire, vocabulaire, sciences, histoire, géographie, morale, en greffant logiquement, sur l'intérêt enfantin ainsi extériorisé, des disciplines prévues au programme.
(Freinet, Célestin, 1975, p. 148)
G) Les avantages de la technique nouvelle
Quels sont les avantages sûrs de la technique nouvelle ?
- Agilité manuelle et coordination harmonieuse des gestes.
- Fini du travail : éducation de l'attention; chaque signe a son prix car il faut que le texte imprimé soit le plus parfait possible.
- Exercice progressif de la mémoire visuelle.
- Apprentissage naturel, sans effort, de la lecture et de l'écriture des mots.
- Sens permanent de la construction de phrases correctes.
- Apprentissage de l'orthographe par globalisation et analyse des mots et des phrases à la fois.
- Sens de responsabilité personnelle et collective.
- Climat nouveau d'une communauté fraternelle et dynamique.
La correspondance scolaire élargit l'univers de l'enfant, motive les activités humaines, répond à l'affectivité expansive des enfants, apporte unité de travail et de comportement dans la classe.
Le texte libre libère la pensée de l'enfant, facilite son expression, est à l'origine d'une littérature enfantine authentique dont La Gerbe et Enfantines (récits d'enfants réels ou imaginés) sont une démonstration déjà positive.
La libre expression facilite la créativité de l'enfant dans le dessin, la musique, le théâtre, élargissements naturels de l'activité enfantine progressivement responsable de ses comportements affectifs, intellectuels et culturels.
(Freinet, Élise, 1977, p. 28-29. P. 29 à "sens")
a) Ces textes sortis de la presse -- et qu'avec les yeux de la foi on jugeait magnifiques -- passaient de mains en mains, étaient relus, examinés mot à mot, suscitaient une fixation d'attention psychique, devenaient vraiment propriété personnelle de son auteur ou de la classe.
(Freinet, Élise, 1977, p. 24)
b) Je ne m'attendais pas, à ce moment-là, à ce que les élèves puissent se passionner longtemps sur un travail dont je mesurais tout à la fois la complexité et la minutie. J'étais tellement habitué au travail qu'on impose et qui exige l'effort, que je n'imaginais pas que puisse exister effectivement une autre forme d'activité plus allégée et plus agréable.
Je me trompais. Les élèves se passionnèrent pour la composition et l'imprimerie, ce qui n'était pourtant pas simple avec notre matériel encore rudimentaire. Ils étaient pris au jeu, non seulement parce que le classement des caractères dans les composteurs pouvait être prenant, mais surtout parce que nous avions retrouvé un processus normal et naturel de la culture : l'observation, la pensée, l'expression naturelle devenait texte parfait. Ce texte avait été coulé dans le métal, puis imprimé. Et tous les spectateurs, l'auteur en tout premier chef, sentaient à la sortie de l'imprimé comme une émotion, au spectacle du texte magnifié qui prenait désormais valeur de témoignage.
(Freinet, Célestin, 1977, p. 19-20. P. 20 à "Je me")
a) Les devoirs sont faits avec plus d'élan. On y sent plus de liberté, plus d'expansion, et parfois comme une joie sous-jacente à s'exprimer, à dire ses pensées. Après correction du maître, les meilleurs sont combinés par une équipe, corrigés et recorrigés par les rédacteurs eux-mêmes.
(Freinet, Élise, 1981, p. 228)
b) Feuillets après feuillets, ils s'étaient collés sur une couverture cartonnée, et ainsi fut réalisé un bien modeste livre appelé avec raison livre de Vie. Par une audacieuse initiative la reliure à boulons remplaça, par la suite, les collages hasardeux et, tout naturellement, le livre de Vie fut rebaptisé par les enfants le livre de vis, ce qui n'enlevait rien à ses mérites...
Peu à peu, les élèves les mieux doués se mirent à écrire spontanément de petits textes sur les incidents de leur vie personnelle et familiale, les événements du village. Et ce fut un déferlement de libre expression, suscitant activité et santé morale dans toute la classe.
(Freinet, Célestin, 1977, p. 24)
c) Mais que fonctionnent journal et correspondance, et, comme dans la famille, l'enfant ne se lassera jamais de raconter les éléments de sa vie et non seulement de sa vie extérieure, mais aussi de toute cette pensée profonde que l'école n'effleure jamais et qui n'en est pas moins, on le sait mieux aujourd'hui, le moteur profond du comportement.
(Freinet, Célestin, 1977, p. 24)
a) Je sentais pourtant que, malgré les premiers succès de l'Imprimerie à l'École dans ma classe de Bar-sur-Loup, la boucle n'était pas encore totalement bouclée. Ces textes produits dans nos classes étaient bien lus dans le village, appréciés d'ordinaire par les parents, mais ce n'était pas encore suffisant. Nos enfants voulaient et méritaient une plus large audience.
À cet effet, je commençai la correspondance interscolaire. Dès 1926, mon ami Daniel, de Saint-Philibert-de-Trégunc (Finistère) achetait notre matériel et, spontanément, s'engageait à son tour dans l'expression libre.
Une correspondance s'amorçait dont le total succès est à l'origine du développement croissant des correspondances interscolaires, avec ou sans journal scolaire, et des voyages-échanges qui en sont l'heureux complément. Nous tirions de chaque texte vingt-cinq feuilles supplémentaires que nous envoyions tous les deux jours à Saint-Philibert, et nous recevions en échange, avec la même régularité, les vingt-cinq imprimés de leur classe. Ainsi s'est déroulé pendant deux ans, entre deux classes extrêmement pauvres, une correspondance interscolaire qui, pour son coup d'essai, était un coup de maître rarement dépassé depuis.
Nous vivions désormais la vie de nos petits camarades de Trégunc. Nous les suivions en pensée dans leur chasse aux taupes ou leurs pêches miraculeuses, car la mer était venue jusqu'à nous et nous tremblions avec eux les jours de tempête. Nous leur racontions, nous, la cueillette de la fleur d'oranger et des olives, les fêtes de Carnaval, la fabrication des parfums, et notre Provence toute entière s'en allait ainsi vers Trégunc.
Et un jour, grand événement, arriva le premier colis, tel que le décrit L'École buissonnière dans l'une des séquences les plus émouvantes du film. Il contenait, outre les algues et les coquillages, tout un paquet de crêpes délicieuses. Nous en avons mangé, nous en avons fait goûter à la première classe et chaque élève est parti à midi avec une part minutieusement établie à l'intention des parents. Inutile de dire le succès et l'enthousiasme suscités par ce prestigieux colis. Car la réaction des parents ne s'est pas fait attendre. Il faut leur envoyer un colis, vous autres aussi ... des oranges, des kakis, des olives, des fougaces . Et le colis pour Trégunc se préparait dans la fièvre.
Une vie nouvelle pénétrait dans nos classes. Nous avions rétabli le circuit : le texte libre devenait page de vie, qui était communiquée aux parents et transmise aux correspondants. Nous avions là la puissante motivation qui allait aiguillonner l'expression libre chez nos élèves.
(Freinet, Célestin, 1977, p. 23-24. P. 24 à "goûter")
b) L'imprimerie à l'école, par ses résonances scolaires, sociales, humaines, a appelé tout naturellement la correspondance interscolaire, lien logique entre les milieux différents qui s'interpénètrent et s'expriment par l'imprimé, les enquêtes, les reportages, l'histoire, la géographie, le calcul, le folklore, toutes disciplines qui changent de visage dans des pratiques scolaires rénovées.
(Freinet, Célestin, 1977, p. 62)
K) Coopération entre les différentes écoles
Il serait désirable que les camarades entreprennent avec leurs élèves des études sur les activités spéciales de leur région (construction d'un tableau, poteries, ardoisières, différentes cultures, etc.) Ces études dans le genre de celles que nous avons faites sur le charbonnier, la fabrication des sabots, l'exploitation d'une coupe en forêt, mais encore plus précises, bourrées de données numériques (poids, mesures, temps, valeurs) devraient être publiées sous une forme ou sous une autre et serviraient à tous.
Il y aurait un autre genre d'étude que nous devrions réaliser avec la collaboration de tous : ce serait un genre d'enquête internationale, sur un même sujet. Exemple : étude d'une ferme (ferme des Alpes, des Landes, de Normandie, de Provence, des Vosges, etc... allemande, scandinave, russe, espagnole, etc.) ou simplement l'habitation. Culture de blé dans les différentes régions. Le problème de l'eau. Le transport des choses au village, etc.
Ces enquêtes passionnent réellement les enfants et donnent lieu à une quantité de travaux au plus haut point éducatifs. Elles les intéresseraient bien davantage s'ils pouvaient faire des comparaisons avec d'autres travaux semblables.
(Freinet, Élise, 1981, p. 224)
L) Travail d'équipe ou collectif entre élèves et entre élèves et enseignant
a) Peu à peu, nous arrivons, dans une classe au moins -- la meilleure -- à un travail d'équipe véritable. L'équipe elle-même cherche son sujet, le propose, va voir sur place, et en un corps, discute et travaille en commun.
En première année, le maître choisit librement lectures et récitations. Celles-ci sont composées par la classe elle-même, tirées, et distribuées à chacun. Ainsi chaque élève constitue, au cours de l'année, un recueil qui s'enrichit constamment et lui semble plus personnel.
La composition et le tirage prennent du temps. Les classes sont partagées en équipes de 4 ou 5 élèves habitués à travailler en commun. Quand une difficulté se présente, ils tâtonnent et ne viennent qu'en dernier lieu demander conseil.
Le tirage du bulletin soulève des questions de mise en page, de véritables problèmes de disposition. Tout le monde y participe, compare, donne son avis. Le goût de la composition claire, ordonnée, élégante parfois, naît chez quelques-uns.
Des illustrateurs se révèlent, qui burinent des figures et des dessins dans du linoléum. Ces illustrations adaptées au texte donnent à l'Équipe un véritable cachet.
De plus nous tâchons d'éveiller le goût de la recherche personnelle. Chaque élève a gardé son livre. Mais, à sa disposition dans la classe même il existe d'autres livres du même cours et de cours plus élevés. Tout un système de fiches s'enrichit chaque jour de l'apport de tous. Ainsi une documentation se trouve à la portée des enfants qui en profitent.
Telle quelle, cette tentative, certainement très modeste, représente un réel effort de création, d'initiative et de goût de la part de certains de nos jeunes gens. Une accoutumance aussi à l'effort collectif et à l'observation du réel.
Pour nous, elle nous a donné des joies qui sont parfois les plus belles d'une profession à la fois décevante et magnifique...
(Freinet, Élise, 1981, p. 228)
b) Mais abordons l'exploitation du texte libre :
Un élève, désigné d'avance, passe au tableau et inscrit la liste des textes présentés, avec le nom de leur auteur. Alors commence le moment psychologique où s'entrechoquent les récits, où s'affrontent les idées, où chaque lecteur prend conscience de la valeur des autres textes avec lesquels il entre en compétition. L'auteur lit de son mieux naturellement, car il tient à mettre en valeur sa propre production. Il lui arrive de corriger à la lecture une phrase qu'il sent boiteuse et incomplète. S'il hésite devant un mot illisible, ce sera pour lui une bonne leçon : il comprendra que la correction de l'écriture n'est pas à dédaigner et qu'un texte bien écrit est nécessairement mieux lu qu'un texte gribouillé et indéchiffrable.
Il sera parfois regrettable qu'une déficience de lecture, conséquence d'une mauvaise préparation ou d'une écriture déplorable, handicape irrémédiablement des textes qui peuvent avoir une réelle valeur humaine ou documentaire. Dans ce cas, le maître alors intervient. Il lit lui-même le texte afin qu'on puisse vraiment juger sur pièce authentique.
Les textes lus, il s'agit de savoir lequel aura les honneurs de l'imprimerie.
Seulement, attention! l'innovation essentielle de nos techniques, c'est que ce choix ne doit pas être fait par les enfants eux-mêmes, mais par la communauté, dont le maître est participant. Il se peut justement, que ce choix ne donne pas satisfaction au maître : les enfants ont décidé selon leur optique à eux, leur optique de vie d'enfants; vous avez tendance, vous adulte, à juger en fonction de considérations scolaires : tel texte non choisi aurait fait pourtant un si splendide centre d'intérêt, pour lequel les documents abondent; un autre aurait amorcé une enquête profitable dans le milieu local géographique ou économique. Le texte élu ne permettra qu'une exploitation pédagogique très restreinte... À votre point de vue, il y a maldonne.
Mais ce texte non pédagogique a d'autres pouvoirs : il apporte la vie, l'audience des enfants, l'élan et l'enthousiasme. Laissons aller, tout le reste suivra.
Mais, direz-vous, comment opérer ce choix si l'opinion du maître n'est plus prépondérante ? Il n'y a évidemment qu'un moyen : le vote démocratique avec majorité absolue au premier tour, majorité relative au second tour, le maître prenant part au vote au même titre que ses élèves.
On vote donc une première fois. Mais la majorité absolue n'est obtenue que dans certains cas très nets, quand le texte produit catalyse pour ainsi dire les sentiments et les émotions de la masse des élèves. La plupart du temps les voix sont plus ou moins disséminées. Alors, on élimine du vote au second tour les textes qui n'ont pas eu de résonance et on n'opère le choix qu'entre les textes qui ont suscité un minimum d'intérêt. Le choix sera alors circonscrit. Si, même à ce second tour, la majorité est indécise, on revotera pour choisir entre les deux textes en balance.
Aucun formalisme dans cette pratique du vote. Il ne s'agit pas d'imiter les adultes, mais de trouver le moyen le plus simple pour que le texte adopté soit celui qui a le plus de chance d'intéresser en profondeur l'ensemble des élèves, donc le plus utile au point de vue formatif et culturel.
Le texte est donc désigné : nous le relisons pour en apprécier l'ensemble avant de passer à la mise au point collective. Nous pourrions prendre le texte tel qu'il est, en nous contentant de le transcrire au tableau, après une correction orthographique et syntaxique élémentaire. Certains collègues s'y sont essayés prétendant mieux respecter ainsi la spontanéité enfantine. Nous croyons que c'est une erreur, car pour originale que soit la personnalité de l'enfant, elle reste élémentaire, globale, alors que tout naturellement la culture l'appelle. Cette montée vers la culture, sous sa forme humaine ou scientifique, se fait tout spontanément. L'essentiel est que l'enfant ait à la base le sentiment de ses propres richesses, bien à lui, à la portée sans cesse de son élan. La part du maître, c'est de sentir cet élan, d'aider plus ou moins intuitivement parfois, plus ou moins objectivement dans certains cas, à libérer les émotions, les connaissances encore prisonnières. C'est comme un raffinage nécessaire dont nous donnerons des exemples dans la partie pratique de cet ouvrage.
Pour nous résumer, nous dirons : le texte libre n'a de valeur qu'autant qu'il est document authentique, qu'autant qu'il est socialisé, qu'autant qu'il est prétexte et argument d'un enrichissement vers la culture et la connaissance.
(Freinet, Célestin, 1977, p. 57-59. P. 58 à "considérations" et 59 à "sous")
M) Le soutien nécessaire aux enseignants
On a regardé avec scepticisme les premiers "illuminés" donner la parole aux enfants, manoeuvrer la presse et sortir leur journal. Et puis, les plus audacieux ou ceux qui se trouvaient dans les conditions les plus favorables ont été "accrochés" à leur tour, et si la nouveauté leur paraissait rentable, ils l'introduisaient dans leurs classes. Mais beaucoup hésitaient, non sans raison. Ils voulaient être sûrs de ne pas faire fausse manoeuvre. Ils voulaient voir par eux-mêmes, expérimenter, essayer.
Pour les décider, il faudrait évidemment, si on juge l'expérience intéressante, envoyer sur place, auprès des indécis, un technicien itinérant qui éviterait aux novices les erreurs décourageantes, organiser stages et cours, en un mot donner sécurité et confiance.
(Freinet, Célestin, 1977, p. 36)
A) Les techniques Freinet modifient les relations entre les élèves et entre élèves et enseignants
Une chose est du moins certaine : en changeant les techniques de travail, nous modifions automatiquement les conditions de vie scolaires et parascolaires; nous créons un nouveau climat; nous améliorons les rapports entre les enfants et le milieu, entre enfants et maîtres. Et c'est peut-être l'aide la plus efficace que nous apportons au progrès de l'éducation et de la culture.
Les éducateurs restent cependant inquiets au moment d'entreprendre un changement qui modifie et leur état d'esprit et la pratique scolaire. Ils ont trop entendu dire que nous préconisons une totale liberté plus ou moins synonyme d'anarchie et ils se demandent s'ils vont, en nous suivant, maintenir dans leur classe la nécessaire discipline.
Rassurons nos collègues. Nous connaissons comme eux la nécessité d'une atmosphère d'ordre et d'équilibre et nous ne recommandons jamais des pratiques qui, en incitant au désordre et à l'anarchie, risqueraient de compromettre l'harmonie qui doit régner dans une classe digne de ce nom. Ce n'est pas nous qui avons lancé des mots d'ordre suspects de liberté inconditionnelle des enfants. La responsabilité en revient à des théoriciens sans enfants ou à des éducateurs exceptionnels, placés dans des conditions particulièrement favorables de travail et d'effectifs. Nous avons toujours eu des classes officielles difficiles, avec toutes les limitations et les oppositions que leur nature d'écoles publiques comporte. Nous avons eu longtemps contre nous les règlements et l'administration, parfois même les parents, dominés par la hantise des examens. C'est dans ce complexe délicat que nous avons prudemment innové, non sur des principes mais sur des réalités de nos conditions de travail.
Nous sommes donc partisans d'une discipline scolaire et de l'autorité du maître, sans lesquels il ne saurait y avoir ni instruction, ni éducation.
Mais quelle forme d'autorité et de discipline nous recommandons, comment nous pouvons y parvenir, c'est ce qu'il faut préciser.
Disons -- en attendant les explications techniques qui suivront -- que la vraie discipline ne s'institue pas du dehors, selon une règle préétablie, avec son cortège d'interdits et de sanctions. Elle a la conséquence naturelle d'une bonne organisation du travail coopératif et du climat moral de la classe. L'expérience nous a montré que lorsque la classe est bien structurée, quand les enfants ont tous, individuellement ou en groupe, un travail intéressant qui s'inscrit dans le cadre de la vie de la classe, nous parvenons à l'harmonie presque idéale. Il n'y a de désordre que lorsqu'il y a faille dans l'organisation du travail, lorsque l'enfant n'est pas accroché par une activité qui répond à ses désirs et ses possibilités. C'est un des avantages majeurs de nos technique de régler définitivement le problème de la discipline scolaire, en créant un milieu éminemment éducatif et humain.
(Freinet, Célestin, 1977, p. 38-39. P. 39 à "de compromettre")
B) Les techniques Freinet conduisent les enseignants à jouer un nouveau rôle
Et par contre, combien de satisfactions éprouvons-nous, que ne connaissent pas ceux qui ne veulent à aucun prix de l'école vivante!
Nous sentons l'enfant confiant, heureux.
Nous ne sommes plus, à proprement parler, des maîtres, mais des guides et des amis.
En résumé, nous travaillons sans règles fixes, cherchant chaque jour à rendre la classe plus vivante, à laisser l'enfant travailler avec initiative, fureter. Nous évitons de lui mâcher la besogne, de le gaver.
(Freinet, Élise, 1981, p. 224)
Heureusement, la vie est un champ fertile où sans cesse naissent des richesses et des enseignements. Il n'est que de savoir s'en saisir. Le texte libre est une occasion pour cela remarquable. Il dégage à lui seul les centres d'intérêt les plus éloquents et conduit tout droit à cette connaissance du milieu que parachèvent les enquêtes locales, et qui est la base, le fondement du savoir de l'enfant "social". Mais, au-delà de ce savoir et s'intégrant à lui, se profile la somme de connaissances dont l'ampleur dépasse tout programme scolaire. Ce sont ces connaissances qu'il faut proposer à l'enfant au moment favorable pour le faire accéder sans effort du savoir du milieu au savoir intellectuel en général. Cette nécessité pose des exigences :
1. Il faut que sans cesse soit mise à la disposition des enfants une somme de documents leur permettant de faire leur glane au moment favorable;
2. Il faut que cette documentation soit assez souple pour permettre un enseignement individualisé, car inévitablement les élèves ont des intérêts divers à exploiter.
Au cours de nos promenades, nous réfléchissons longuement à ces deux aspects du problème et faute de le résoudre nous organisons au mieux la bibliothèque de l'école dont deux rayons sont spécialement destinés aux livres, aux manuels, aux revues documentaires.
Mais le livre n'est pas pour l'enfant un outil idéal : il est trop riche, trop complexe, difficile à compulser, difficile à comprendre; il fait perdre du temps et désoriente l'enfant. Il faut trouver le document "simple", le document "mobile", et c'est la naissance de la "fiche" documentaire et l'origine du "fichier scolaire". C'est en février 29, après plusieurs mois de tâtonnements, que paraît le premier article de Freinet : "Le fichier scolaire coopératif".
(Freinet, Élise, 1981, p. 91)
Les lectures recueillies et choisies en collaboration seraient imprimées, au recto seulement des feuilles (format 13,5 x 19 sans doute) en caractères bien lisibles, illustrées si possible et prêtes à être collées sur carton rigide que nous fournirions à bas prix. Chacune des pages ainsi obtenues constituerait une fiche de travail que nous classerions selon un système pratique à étudier.
Les maîtres consciencieux n'essaient-ils pas en effet de se constituer des recueils de textes, de lectures, de dictées, de problèmes ? Quelques camarades ont même réalisé, comme nous, en découpant çà et là, un fichier de fortune. Nous vous offrons un fichier méthodique et qui sera une réalisation irréprochable, que vous pourrez mettre à la disposition des élèves ou garder pour votre préparation de classe personnelle, un outil extraordinairement souple, permanent, appelé à de multiples usages.
Sommes-nous en mesure de réaliser ce fichier ?
Pédagogiquement, cela ne fait aucun doute. L'intérêt des travaux publiés par plusieurs de nos camarades nous est une garantie que nous aurons certainement un des meilleurs choix et des plus riches qui puissent être réalisés actuellement en France.
(Freinet, Élise, 1981, p. 92)
Ce fichier est une idée magnifique et d'une utilité considérable. Il devrait pouvoir s'intégrer dans le système qui vient d'être décrit. Ce système a besoin de contributions telles que le fichier et celui-ci puiserait une force considérable dans le fait d'être lui-même intégré dans le système. Pour cela, il suffirait que chaque document de ce fichier constitue une fiche autonome et réponde à ces trois conditions : format 21 x 27, date, auteur, numérotage, mention des sources d'origine...
Le fichier scolaire coopératif avancera dans cette direction. Le tout répond à ces trois besoins : compléter le matériel scolaire forcément limité par une documentation collective illimitée; rendre possible l'individualisation de l'enseignement par la création d'un matériel auto-éducatif pour toutes les matières enseignées, donner à tout éducateur un moyen coopératif d'apporter sa contribution à l'oeuvre commune sans devoir recourir à l'impression coûteuse des livres.
(Freinet, Élise, 1981, p. 93)
La richesse des documents glanés dans les enquêtes, celle appelée par l'exploitation toute naturelle des centres d'intérêt, imposaient une documentation mobile, toujours à portée de la main, d'où la mise en train des fichiers scolaires divers, appelés à s'enrichir sans cesse. D'où bien sûr la prospection des manuels scolaires en tant que manuels, mais dont le contenu, sélectionné, choisi, découpé, recollé sur fiches, devenait élément favorable de fichiers allant s'enrichissant. D'où les B.T. (Bibliothèque de travail), véritable encyclopédie enfantine, de caractère scientifique et culturel, qui reste l'un des éléments les plus démonstratifs d'un esprit nouveau dans les perspectives d'un modernisme qui s'impose à un rythme accéléré.
(Freinet, Célestin, 1977, p. 62-63. P. 63 à "sûr")
La relative indépendance de l'enfant vis-à-vis du maître entraîne un travail individualisé dont le texte libre reste la forme essentielle et auquel les fichiers autocorrectifs apportent un outil nouveau en mettant à la portée de l'enfant l'acquisition des mécanismes de base selon une gradation naturelle et grâce à un entraînement systématique. Les fichiers autocorrectifs de calcul et de grammaire libèrent le maître et les enfants des répétitions stériles de la scolastique.
(Freinet, Célestin, 1977, p. 63)
L'oeuvre militante de Freinet est tout entière orientée vers une pédagogie de masse, car c'est toute la rénovation de l'enseignement et, au-delà, de l'éducation populaire qu'il visait.
Le Mouvement International de l'École Moderne était et reste la preuve irréfutable que ce but de noble régénération est désormais inscrit dans l'histoire.
"Si nous prétendons à une pédagogie de masse, il faut que nous puissions montrer par l'expérience que notre pédagogie est progressivement possible dans toutes les classes (du monde), pour tout les éducateurs (*)."
(*) L'Éducateur, février 1966.
Pendant les derniers mois de sa vie, face au désarroi de l'actualité enseignante et humaine, Freinet tenait à faire le point de l'apport bénéfique de son oeuvre :
"Après un long mûrissement, fruit de quarante années d'expériences, nos techniques sont aujourd'hui invoquées partout où l'on considère objectivement la situation difficile de la pédagogie contemporaine, et la nécessité urgente de rattraper un retard qui risque de compromettre à jamais l'éducation démocratique.
Malgré l'acharnement avec lequel les éducateurs en exercice se cramponnent aux vieilles méthodes, nos idées gagnent du terrain à une allure réconfortante : l'expression libre, dont nul n'envisageait la possibilité lors de nos premières réalisations il y a trente et quarante ans, est désormais un élément nouveau de l'éducation; les fichiers documentaires et autocorrectifs se substituent peu à peu à la vieille pratique des devoirs et des leçons; par les plans de travail et les conférences, les élèves ont désormais la parole et se préparent pratiquement, expérimentalement, à leur fonction d'hommes. Notre obstination à défendre l'esprit libérateur de nos techniques et à condamner du même coup l'abêtissement de la scolastique a aujourd'hui ouvert une brèche. Le problème est posé -- officieusement hors de l'école, et même officiellement dans les diverses instances pédagogiques -- de la prédominance des éléments culturels sur les acquisitions techniques. Au verbalisme séculaire, on tend à substituer l'expérience individuelle ou en équipe, et le travail.
Or, ces idées ne sont pas nées -- elles ne pouvaient pas naître -- de spéculations théoriques sur les données stériles d'un passé condamné. Elles ont pris corps parce que, les premiers dans la pédagogie mondiale, nous avons apporté les outils et les techniques qui permettent des formes nouvelles de travail mieux adaptées à notre milieu : imprimerie et journal scolaire, limographe, peintures, fichiers, bibliothèque de travail, magnétophone, bandes enseignantes, etc. Tant que ces outils n'existaient pas, force était aux éducateurs de se contenter des explications intellectuelles et des démonstrations dont ils nourrissaient leurs savantes leçons. Un progrès technique est aujourd'hui possible dans la masse des écoles.
Ce ne sont pas les seules théories qui ont enrichi et modernisé l'équipement de notre pays. Il a fallu certes des recherches théoriques : elles ne sont devenues efficientes que dans la mesure où elles ont débouché sur des réalisations pratiques conséquentes. L'organisation ménagère est en pleine évolution, non par le fait de discours et d'explications mais grâce à la fabrication et à la vente en grande série du matériel nécessaire. Et les campagnes les plus reculées s'équipent de faucheuses et de tracteurs, là même où l'école en reste anachroniquement aux pratiques de 1900.
Par le biais des outils et des techniques de travail au service d'une pédagogie moderne, la rénovation scolaire est commencée parce qu'elle est une impérieuse nécessité, elle peut évoluer désormais à un rythme surprenant. À nous d'orienter cette évolution.
Nous n'avons hélas! que fort peu d'appuis dans le développement de notre action.
Pour des raisons diverses, qu'il ne serait pas inutile d'analyser, notre expérience se développe dans une période de vide pédagogique national et international surprenant. Il y a trente ans seulement, notre pédagogie, si elle avait alors pris forme, aurait pu se confronter à celle d'une quinzaine de grands psychologues et pédagogues qui étaient l'honneur et la promesse d'une époque : Decroly et ses centres d'intérêt, Maria Montessori et ses innovations pour la première enfance; Cousinet et son travail par groupes; Ferrière et son École active; Pierre Bovet, Claparède et Dottrens, de l'École de Genève; Miss Pankurst et Washburne aux U.S.A, sans oublier John Dewey, le théoricien d'une conception nouvelle de l'école, Wallon, Piaget, Dalcroze, Freud, Paul Gheeb, avec le prestigieux cortège des grands penseurs qui, à l'époque, suivaient de près tous nos travaux : Romain Rolland, Barbusse, Jean-Richard Bloch, Gandhi, Gorki, Tagore.
Comment et pourquoi ce feu dévorant qui nous encourageait et nous nourrissait s'est-il subitement évanoui, et la théorie psychologique vidée de ses prestigieux chercheurs ? Faut-il y voir le fait peut-être que les nouvelles générations se sont rendu compte qu'il était vain de suivre les voies du passé, alors que rien ne dessinait encore les chemins de l'avenir ? Et serait-ce parce qu'elle s'est attaquée au problème par un biais nouveau, selon des données non encore entrevues, que la théorie Freinet, seule dans les perspectives actuelles porte les espoirs du renouveau ?
La rénovation scolaire suppose une reconsidération en profondeur de la pédagogie, un changement radical dans les techniques de travail et de vie, un recyclage, pour employer un mot à la mode, sans lequel la réforme scolaire restera velléité et illusion.
Il ne saurait s'agir en effet d'un simple recyclage technique. S'il suffisait de changer de manuel ou de reconsidérer la forme des leçons, l'opposition des maîtres pourrait n'être que formelle et passagère. Mais c'est toute la conception de l'apprentissage qu'il faut changer. Nous devons mettre au rebut tout ce qu'on nous a appris sur la façon d'aborder la classe et nous engager dans une nouvelle formule de travail et de vie. Pensez à la difficulté que rencontrent les maîtres à formation autoritaire pour reconsidérer sur des bases plus humaines et plus démocratiques la nature des rapports maître-élèves. Que sera-ce quand nous conseillerons aux éducateurs de partir de la vie de l'enfant dans son milieu, et de savoir aider et se taire au sein de l'équipe fraternelle ?
Pour les justifications qui s'imposent, il faudrait que nous ayons à côté de nous des intellectuels, des chercheurs, des psychologues, des professeurs aux divers degrés, prêts à étudier psychologiquement et pédagogiquement les problèmes nouveaux qu'ont fait surgir nos techniques : le problème de l'expression libre, celui de la création dans tous les domaines, de l'invention permanente, et partant de l'exaltation de l'imagination, des processus d'apprentissage pour lesquels nous présentons notre théorie du tâtonnement expérimental; la place de l'enfant et de l'adolescent dans la société nouvelle, et donc à l'école; le rôle possible des techniques audiovisuelles dans le cadre d'une pédagogie efficiente, l'incidence des films et de la TV.
Tout est à reconsidérer. Des idées très anciennes et solidement assises dans la tradition et les livres sont désormais ébranlées. L'exemple hardi des mathématiques modernes doit nous encourager dans notre effort iconoclaste. Mais il y faut des ouvriers à l'esprit libre et capables de s'attaquer à ce qui est pour faire naître ce qui doit être, et qui sera.
Nous avons l'avantage de présenter une théorie psychologique et pédagogique cohérente, fondée sur une expérience aujourd'hui concluante. Il faut que les plus clairvoyants parmi les éducateurs et les parents d'élèves prennent conscience de l'impasse où se meurt l'école et de la possibilité d'en sortir par une action à la mesure de notre époque dynamique. Il faut, coûte que coûte, rompre le total silence que les livres et les revues font autour des problèmes d'éducation, pourtant si vitaux. Quel bien est plus précieux que l'avenir de l'enfant (*)"
(*) L'éducateur, octobre 1965
(Freinet, Élise, 1977, p. 187-191)
Les techniques Freinet ne sont pas en 1965 ce qu'elles étaient en 1940 parce que de nouveaux outils et de nouvelles techniques sont venus enrichir et faciliter notre travail. Elles ne seront pas en 1970 ce qu'elles sont aujourd'hui, si nous sommes en mesure de continuer, ensemble, les progrès techniques indispensables.
L'École moderne n'est ni une chapelle, ni un club plus ou moins fermé, mais un chantier d'où sortira ce que tous ensemble nous y construisons.
(Freinet, Célestin, 1977, p. 37)
CHAVARDÈS, MAURICE (1966)
Les grands maîtres de l'éducation. Paris, France : Éditions du Sud et Albin Michel. 254 p.
FREINET, CÉLESTIN (1969)
Pour l'école d'un peuple . Paris, France: François Maspero (Petite collection Maspero, 51). 182 p.
N.B. : Comprend L'école moderne française et Les invariants pédagogiques. Le premier de ces textes a été publié pour la première fois vers 1945 et le second en 1964.
FREINET, CÉLESTIN (1975)
La méthode naturelle I. L'apprentissage de la langue. Verviers, Belgique : Marabout (Marabout service/éducation). Première édition en 1968. 294 p.
FREINET, CÉLESTIN (1977)
Les techniques Freinet de l'École moderne. Paris, France : Librairie Armand Colin. Huitième édition; première édition en 1964 (Carnets de pédagogie pratique 326; Collection Bourrelier). 144 p.
FREINET, ÉLISE (1974)
L'école Freinet, réserve d'enfants . Paris, France : François Maspero. 308 p.
FREINET, ÉLISE (1977)
L'itinéraire de Célestin Freinet. La libre expression dans la pédagogie Freinet. Paris, France : Payot (Petite bibliothèque Payot, 306) 198 p.
FREINET, ÉLISE (1981)
Naissance d'une pédagogie populaire. Historique de l'école moderne (Pédagogie Freinet). Paris, France : François Maspero (Petite collection Maspero). Première édition en 1968. 355 p.